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Le blog d'Hélène Loup
21 novembre 2010

Envie de dormir - une nouvelle d'Anton Tchechov

L'ENVIE DE DORMIR
Il fait nuit. Varka, une petite bonne d'enfants – elle n’a que treize ans -, balance le berceau où est couché le bébé et murmure tout doucement :

Baiou, mon petit enfant,
Je te chante ma chanson.


Devant l'icône, luit une veilleuse verte; une corde à laquelle pendant des langes et de grands pantalons noirs court d'un coin à l'autre, en travers de la pièce. La veilleuse dessine au plafond une grande tache verte et les pantalons projettent de longues ombres sur le poêle, sur le bureau et sur Varka... Quand la lampe clignote, la tache et les ombres s'animent et bougent comme sous l'effet du vent. On étouffe. L'air sent le chou et le cuir de bottes.

Le bébé pleure. Il y a un bon moment qu'à force de pleurer il s'est enroué, exténué, mais il pleure toujours et c'est à se demander quand il s'arrêtera. Varka a sommeil. Ses paupières se collent, sa tête se penche en avant, son cou lui fait mal. Elle ne peut remuer ni les paupières ni les lèvres et elle a l'Impression que sa figure est desséchée, raidie, que sa tête est petite comme une tête d'épingle.
“ Baiou, mon petit enfant, chantonne-t-elle. Je te cuirai du gruau... ”
Du poêle monte le cricri d'un grillon. Dans la pièce voisine, de l'autre côté de la porte, ronflent le patron et son apprenti Afanassi... Le berceau gémit, Varka chantonne et tout cela se fond en une berceuse qu'il est si doux d'entendre le soir, quand on se met au lit. Mais en ce moment cette musique ne fait que l'irriter et la mettre en colère parce qu'elle la pousse à somnoler et qu'elle n'a pas le droit de dormir ; si --à Dieu ne plaise !,- elle s'endormait, ses maîtres la battraient.
La veilleuse clignote. La tache verte et les ombres bougent, s'insinuent dans les yeux mi-clos, immobiles, de Varka et dans son cerveau à demi endormi se transforment en rêves brumeux. Elle voit des nuages sombres qui se poursuivent dans le ciel et crient comme le bébé. Mais un souffle de vent se lève, les nuages disparaissent et Varka discerne une large route, couverte d'une boue liquide; des chariots y défilent, des gens s'y traînent, la besace sur le dos, des ombres vont et viennent; et de chaque côté, à travers le brouillard froid et maussade, on aperçoit des forêts. Soudain, les gens aux besaces et les ombres s'affalent dans la boue liquide. “ Pour quoi faire ? ” demande Varka. “ Pour dormir lui répondent-ils. Ils s'endorment à poings fermés, avec délices, et des corneilles et des pies, perchées sur les fils télégraphiques, crient comme le bébé pour essayer de les réveiller.
“ Baiou, mon petit enfant, je te chante ma chanson... ”, chantonne Varka; elle se voit maintenant dans une chaumière sombre, étouffante.
Par terre, se tourne et se retourne feu son père, Ephime Stépanov. Elle ne le voit pas, mais elle l'entend se rouler par terre de douleur et gémir. “ Sa hernie qui fait des siennes ”, comme il dit. Il a si mal qu'il ne peut dire un mot et ne sait qu'avaler de grandes goulées d'air et claquer des dents comme un roulement de tambour : “ Bou-bou-bou-bou... ”
Sa mère Pélaguéïa a couru au château dire qu'Ephime se mourait. Il y a déjà longtemps qu'elle est partie, elle devrait être de retour. Varka, couchée sur le poêle, ne dort pas et écoute les “ bou-bou-bou ” de son père. Mais voici qu'elle entend un bruit de voiture. Ce sont les maîtres qui lui envoient un jeune docteur de la ville qu'ils ont en visite. Il entre dans la chaumière ; dans le noir on ne le voit pas, mais on l'entend tousser et faire cliqueter la serrure.

“ Donnez-moi de la lumière, dit-il.
Bou-bou-bou ”, répond Ephime.
Pélaguéïa se précipite vers le poêle et cherche le tesson de pot ou se trouvent les allumettes. Une minute s'écoule dans le silence. Le docteur, qui a fouillé ses poches, gratte une des siennes.
“ Tout de suite, monsieur, tout de suite ”, dit Pélaguéïa qui se précipite dehors et revient quelques instants plus tard avec un bout de chandelle.
Ephime a les joues roses, les yeux brillants, un regard d'une acuité singulière qui semble traverser la maison et le docteur
“ Eh bien, voyons ? En voilà une idée d'être malade ! dit le docteur en se penchant vers lui. Eh !
eh ! Il y a longtemps que tu es comme ça ?
-Quoi ? Mon heure est venue, docteur... Je ne m'en tirerai pas...
-Ne dis pas de bêtises... Nous te guérirons !
-À votre bon plaisir, docteur, je vous remercie humblement, seulement j'ai idée... Si la mort est là,
qu'y faire ?
Le docteur l'examine pendant un bon quart d'heure, puis il se redresse et dit:
“ Je ne peux rien... Il faut te faire emmener à l'hôpital et te faire opérer. Et tout de suite... Sans faute !
Il est un peu tard, à l'hôpital, tout le monde dort, mais ça ne fait rien, je te donnerai un mot. Tu entends ?
-Docteur, mais comment il ira ? dit Pélaguéïa. Nous n'avons pas de cheval.
« Ça ne fait rien, j'en demanderai un à tes maîtres, ils te le donneront. »
Le docteur s'en va, la chandelle s'éteint et, à nouveau, on entend “ bou-bou-bou ”... Une demi-heure' plus tard arrive une charrette envoyée par les maîtres pour conduire Ephime à l'hôpital. Il fait ses préparatifs et s'en va...
Puis voici le beau et clair matin. Pélaguéïa n'est pas à la maison. Elle est allée à l'hôpital demander ce qu'il advient d'Ephime. Quelque part un bébé vagit et Varka entend qu'on lui chantonne, et c'est sa propre voix :
“ Baiou, mon petit enfant, je te chante ma chanson... ”
Pélaguaïa revient; elle se signe et murmure : “ Ils ont bien remis les boyaux en place, cette dans nuit, mais ce matin, il a rendu son âme à Dieu... Le royaume des cieux lui soit donné ainsi que le repos éternel... Ils disent qu'on s'y est pris trop tard... Il aurait fallu y aller plus tôt... ”
Varka s'en va au bois pour pleurer, mais soudain, quelqu'un lui applique sur la nuque un coup si violent qu'elle va donner du front contre un bouleau. Elle lève les yeux et voit devant elle son patron le cordonnier.
“ Qu'est-ce que tu fais, sale teigne ? dit-il. Le gosse pleure et toi tu dors ? ”
Il lui tire douloureusement l'oreille, elle secoue la tête, balance le berceau et fredonne sa chanson. La tache verte, l'ombre des pantalons et des langes se balancent, lui lancent des clins d'oeil et reprennent bien vite possession de son cerveau. De nouveau elle voit une route couverte de boue liquide. Les gens aux besaces et les ombres sont couchés par terre et dorment profondément. À les voir, Varka est saisie d'une folle envie de dormir; elle se coucherait avec délices, mais sa mère marche à ses côtés et la presse. Elles se pressent toutes les deux, elles vont se placer en ville.
“ Une petite aumône, au nom du Christ ! demande la mère aux passants. À votre bon coeur, braves gens !
Passe-moi le petit lui répond une voix connue. Passe-moi le petit répète la même voix, mais déjà - teintée de colère et de brusquerie. Tu dors, saleté ? ”
” Varka sursaute, elle regarde autour d'elle et comprend : il n'y ni route, ni maman Pélaguéïa, ni passants, il n'y a que sa patronne, debout au milieu de la chambre, qui vient donner la tétée au petit. Pendant que la grosse patronne aux larges épaules l'allaite et le calme, Varka reste debout, la regarde et attend qu'elle ait fini. Dehors l'air se teinte déjà de bleu, les ombres et la tache verte du plafond pâlissent à vue d'oeil. Le matin ne tardera pas.

Varka entend qu'on lui chantonne, et c'est sa propre voix :
“ Baiou, mon petit enfant, je te chante ma chanson... ”
Pélaguéïa revient; elle se signe et murmure : “ Ils lui ont bien remis les boyaux en place, cette nuit, mais ce matin, il a rendu son âme à Dieu... Le royaume des cieux lui soit donné ainsi que le repos éternel... Ils disent qu'on s'y est: pris trop tard... Il aurait fallu y aller plus tôt... ”
Varka s'en va au bois pour pleurer, mais soudain, quelqu'un lui applique sur la nuque un coup si violent qu'elle va donner du front contre un bouleau. Elle lève les yeux et voit devant elle son patron le cordonnier.
“ Qu'est-ce que tu fais, sale teigne ? dit-il. Le gosse pleure et toi tu dors ? ”
Il lui tire douloureusement l'oreille, elle secoue la tête, balance le berceau et fredonne sa chanson. La tache verte, l'ombre des pantalons et des langes se balancent, lui lancent des clins d'oeil et reprennent bien vite possession de son cerveau. De nouveau elle voit une route couverte de boue liquide. Les gens aux besaces et les ombres sont couchés par terre et dorment profondément. A les voir, Varka est: saisie d'une folle envie de dormir; elle se coucherait avec délices, mais sa mère marche à ses côtés et la presse. Elles se pressent toutes les deux, elles vont se placer en ville.
“ Une petite aumône, au nom du Christ: ! demande la mère aux passants. A votre bon coeur, braves gens I
-Passe-moi le petit! lui répond une voix connue. Passe-moi le petit ! répète la même voix, mais déjà teintée de colère et de brusquerie. Tu dors, saleté ? ”
Varka sursaute, elle regarde autour d'elle et comprend: il n'y a ni route, ni maman Pélaguéïa, ni passants, il n'y a que sa patronne, debout au milieu de la chambre, qui vient donner la tétée au petit. Pendant que la grosse patronne aux larges épaules l'allaite et le calme, Varka reste debout, la regarde et attend qu'elle ait fini. Dehors l'air se teinte déjà de bleu, les ombres et la tache verte du plafond pâlissent à vue d'oeil. Le matin ne tardera pas.



“ Prends-Ie dit la patronne en reboutonnant sa chemise sur sa poitrine. Il pleure. Sûr qu'on lui a jeté le mauvais oeil.
Varka prend le bébé, le recouche dans son berceau et recommence à le bercer. La tache verte et les ombres s'évanouissent peu à peu et il n'y a plus rien pour se glisser dans sa tête et lui embrumer le cerveau. Mais elle a toujours autant envie de dormir, terriblement envie de dormir. Elle appuie le front sur le bord du berceau et balance tout son corps pour vaincre le sommeil, mais ses paupières se collent quand même et sa tête est lourde.
“ Varka, allume le poêle ! ” lance le patron derrière la porte.
Cela veut dire que c'est l'heure de se lever et de se mettre au travail. Elle abandonne le berceau et court au hangar chercher du bois. Elle est contente. Quand on court, quand on marche, on a moins envie de dormir qu'assis. Elle apporte le bois, allume le poêle et sent que les muscles roidis de son visage se dégourdissent et que ses idées deviennent plus claires.
“ Varka, prépare le samovar! ” crie la patronne. Varka casse du petit bois, mais elle a à peine le temps de l'allumer et de le mettre dans le samovar qu'un nouvel ordre retentit :
“ Varka, va nettoyer les caoutchoucs du patron. ” Elle s'assied par terre, les nettoie et songe qu'il ferait bon se fourrer la tête dans un grand caoutchouc bien profond et y faire un petit somme... Et soudain le caoutchouc grandit, enfle, emplit toute la pièce, Varka laisse tomber sa brosse, mais aussitôt elle secoue la tête, écarquille les yeux et tâche de regarder les choses de manière à ce qu'elles ne grandissent pas et ne dansent pas devant ses yeux.
“ Varka, va laver l'escalier, dehors, on en a honte devant les clients! ”
Varka lave l'escalier, fait les chambres, puis allume le second poêle et court faire les commissions. Il y a beaucoup de travail, pas une minute de liberté.
Mais il n'y a rien de plus pénible que de rester debout à la même place, devant la table de la cuisine,

à éplucher des pommes de terre. Sa tête se penche au-dessus de la table, les pommes de terre dansent devant ses yeux, le couteau lui échappe des mains, tandis qu'autour d'elle tourne, manches retroussées, la grosse patronne coléreuse qui parle si fort que les oreilles lui en tintent. Il est tout aussi dur de servir à table, de laver, de coudre. Il y a des moments où l'on a envie de se coucher par terre et de dormir, sans égard pour rien.
Le jour passe. Tout en regardant les fenêtres s'assombrir Varka presse ses tempes qu'elle sent se durcir et sourit sans savoir pourquoi. La brume du soir caresse ses yeux qui se ferment et lui promettent un sommeil rapide, profond. Le soir, il arrive des invités-
“ Varka, prépare le samovar !” crie la patronne. Le samovar est petit et avant que les invités aient eu leur compte de thé, il faut le faire bouillir quatre ou cinq fois. Après le thé, Varka reste une heure plantée à la même place, elle regarde les invités et attend les ordres.
“ Varka, cours chercher trois bouteilles de bière! ” Elle se précipite et court le plus vite possible pour chasser le sommeil. “ Varka, va chercher de la vodka ! Varka, où est le tire-bouchon ? Varka, nettoie-nous des harengs ! ”
Mais voici qu'enfin les invités s'en vont; on éteint, les patrons vont se coucher. Un dernier ordre retentit :
“ Varka, va bercer le petit ! ” Du poêle monte le cricri du grillon; la tache verte du plafond et les ombres des pantalons et des langes s'insinuent de nouveau dans les yeux mi-clos de Varka, lui font des clins d'oeil et lui embrument le cerveau.
« Baiou, mon petit enfant, chantonne-t-elle, je te cuirai du gruau. » -
Mais le bébé crie aux limites de l'épuisement. Varka revoit la route boueuse, les gens aux besaces, Pélaguéïa, Ephime son père. Elle comprend tout, reconnaît tout le monde, mais dans son demi-sommeil, il y a une chose -une seule -qu'elle ne peut comprendre, c'est cette force qui lui lie bras et jambes, l'oppressé et l'empêche de vivre. Elle regarde autour d'elle, la cherche pour s'en délivrer, mais ne la trouve pas. Enfin, harassée, elle concentre toute son énergie, sa vue, aperçoit au plafond la tache verte et clignotante et, l'oreille tendue, découvre l'ennemi qui l'empêche de vivre.
Cet ennemi, c'est le bébé. Elle rit. Elle s'étonne de n'avoir pas compris plus tôt une chose si simple. La tache verte, les ombres et le grillon eux aussi semblent rire et s'étonner.
Varka se laisse dominer par son hallucination. Elle se lève de son tabouret et, avec un large sourire, sans ciller, va et vient dans la chambre. L'idée qu'elle va se délivrer à. l'instant du bébé qui lui cloue bras et jambes la chatouille agréablement... Tuer l'enfant, puis dormir,
dormir, dormir... Riant, lançant des clins d'oeil complices et menaçants à. la tache verte, Varka s'approche du berceau et se penche sur le bébé.
Le bébé une fois étouffé, vite elle se couche par terre, riant du bonheur de pouvoir dormir; une minute plus tard, elle dort déjà. à poings fermés, comme une morte...



Très belle et terrible nouvelle contée hier soir, à la bibliothèque Beaugrenelle, lors de la "Journée du conte à Beaugrenelle", par Marie-Isabelle Merlet.

Une nouvelle tellement actuelle en cette période de retour triomphant d'une caste de riches dominants.

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