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Le blog d'Hélène Loup
5 août 2022

Mémé ! Racoonte-moi une histoire !

MEME ! BONNE-MAMAN ! MAMY !

RACONTE-MOI UNE HISTOIRE !

 

Hélène Loup – conteuse professionnelle – http://heleneloup.canalblog.com

 

Les liens entre petits-enfants et grands-parents de sang, adoptifs ou même choisis, peuvent être forts et précieux. Le conte est un excellent « médiateur », pour utiliser un terme à la mode.

Je n’en veux pour preuve que l’expérience qui fut la mienne. C’est pourquoi je vous la conte, pas pour le plaisir, enfin pas seulement, mais parce que je ne me sens aucun droit de donner des conseils. Et que je sais, par expérience, la force d’une histoire.

 

A peine ma grand-mère arrivée pour la visite hebdomadaire du dimanche :

  • Mémé, raconte-moi une histoire !

  • Quand j’aurai déjeuné, ma petite Mimi.

Les traditionnels gâteaux du dimanche dégustés :

  • Mémé, raconte-moi une histoire !

  • Après le café, ma petite Mimi !

Le café siroté par les adultes :

  • Mémé, raconte-moi une histoire !

  • Mais oui, ma petite Mimi !

Nous nous installions rituellement sur une « banquette », un petit canapé sans dossier, ma grand-mère au milieu, mon amie Odile d’un côté, moi de l’autre, ma mère sur une chaise en face, appuyée un peu de biais contre la grande table de la sombre salle à manger, les deux chattes fermant le cercle sur le tapis de cordes. Elles nous tournaient le dos, mais leurs oreilles mobiles révélaient l’écoute attentive de nos deux petits sphinx. Et c’était parti pour une heure et demi à deux heures d’histoires. Ou plutôt, de l’histoire, car ma grand-mère nous racontait en épisodes les grands romans qu’elle avait dévoré dans sa jeunesse, quand ses yeux y voyaient encore : « Sans famille » et « En famille » d’Hector Malot, ou encore du Zénaïde Fleuriot. Pendant la semaine, elle se remémorait ce qu’elle voulait conter le dimanche, et, quand sa mémoire faisait défaut, elle inventait. Ce qui faisait que l’histoire de Rémy, ma préférée, que j’ai dû entendre une bonne dizaine de fois, était toujours un peu nouvelle, sur une trame connue.

Le lien qui se créa autour « des histoires », comme nous disions alors, fut si fort que, quelques soixante ans après, je m’en souviens comme si c’était hier. Et il me permit d’accepter qu’il n’y en ait pas d’autres. Non, il n’y eut ni maltraitance d’aucunes sortes, ni désavantage. Ma grand-mère avait trop le sens de la famille et des convenances pour ne pas m’aimer. Mais ce n’était que du bout du cœur. Seulement elle adorait conter et moi j’adorais écouter. Et grâce à cette passion commune, j’ai eu une grand-mère, une vraie grand-mère dont on garde le souvenir chaud et lumineux toute sa vie durant.

Pourtant, tout aurait pu basculer. Quelques années après ma naissance, ma place de dernière des dix petits-enfants, me fut ravie par une jeune cousine, le onzième petit-enfant. Ma grand-mère, qui habitait avec son fils, sa belle-fille et leurs quatre enfants, s’en enticha tout de suite. Ce qui ne me troubla pas. Je demeurais des années encore son auditrice préférée, en fait la seule à encore (ou déjà) être en âge de réclamer des histoires. Nanoune grandit. Mémé commença à lui conter à elle aussi des histoires, des histoires de petits. Cela ne me troublait toujours pas, puisque j’avais celles que j’aimais, celles pour plus grande ! D’ailleurs ma grand-mère avait raconté, je le savais par mes aînés, à tous ses petits-enfants. Puis, un dimanche, Mémé me déclara :

  • Tu es trop grande pour que je te raconte encore des histoires. Tu sais lire, maintenant.

Et puis je raconte à Nanoune.

Et là, je fus troublée ! Frustrée serait le mot juste. Lire n’est pas écouter. Et je ne me sentais nullement « trop grande ». Un lien se rompait.

Pas tout à fait. Mémé me montra comment trouver, sur le piano, les notes de la gamme. Elle n’était pas très musicienne. Et les appareils d’audition (une mastoïdite l’avait rendue sourde quand elle était jeune) était encore moins perfectionnés que les nôtres. Mais apprendre le piano avait fait partie de sa formation de « jeune fille de bonne famille ». Ce qui finit par décider ma mère, malgré une situation financière difficile, à entendre mes réclamations depuis des années et à me faire donner des leçons de piano, enfin.

En outre, par chance pour moi, Nanoune faisait partie de ces enfants qui ont le génie de la découverte et des idées saugrenues. Aussi désormais, chaque dimanche, ma grand-mère était accueillie par ces mots de ma mère, de moi, de tous ceux qui étaient présents ce jour-là :

  • Mémé, qu’est-ce qu’elle a encore fait, Nanoune ?

Et Mémé, épanouie, racontait la dernière trouvaille de Nanoune avec délectation. Moi, j’écoutais avec avidité. J’avais mon histoire dominicale. Cela dura quelques années.

En outre, si ma mère ne contait pas, elle évoquait volontiers ses souvenirs de lectures, comme « Les Martyrs » de Chateaubriand » et surtout « Les histoires comme ça » de Kipling, dont elle m’a passé le goût. J’en dis quatre aujourd’hui. Elle racontait aussi avec plaisir et talent ce que les conteurs nomment « récits de vie », les anecdotes qui constituent le roman familial. J’en garde encore les mots exacts. Mon père ne contait pas non plus, mais il inventa un magnifique mensonge, décrivant comment il avait enlevé la girafe du zoo de Vincennes pour sa petite dernière de quatre-cinq ans, moi, à qui il l’avait imprudemment promise. Il mourut peu après. J’avais 13 ans quand je compris quel cadeau il m’avait fait. Nul dans ma famille ne chercha à me détromper, ou je ne m’en rendis pas compte. Cette histoire, je la conte désormais, avec celles de Nanoune.

Mais Nanoune grandit encore. Elle s’assagit, hélas ! Et ma mère n’allait pas très bien.

Seulement j’étais déjà assez grande désormais pour rêver sur mes livres, ceux que nous avions à l’époque : les « Contes et légendes » de Fernand Nathan, et un énorme volume rouge, doré sur tranche, tout en papier bible fin et gravures précieuses protégées par une feuille de papier translucide vierge ultra fine, de la traduction intégrale et quelque peu expurgée des « Mille et une nuits » par Antoine Galland. Je lisais partout, même dans la rue en marchant, un œil sur le livre, un sur le chemin à suivre, ou encore derrière un fauteuil de la salle à manger, dans le coin le plus sombre, parce que le gros livre rouge doré sur tranche était rangé là et que je ne pouvais différer d’une seconde le plaisir de lire et rêver. Une amie me racontait qu’elle lisait sur l’échelle qui permettait d’accéder aux plus hauts rayonnages de la bibliothèque familiale où se trouvait l’ouvrage convoité pour les mêmes raisons.

Et puis j’avais depuis longtemps, pris l’habitude de raconter à mes copines, amies et connaissances, d’abord les récits de ma grand-mère, plus tard ceux que je lisais ou inventais. Il y avait aussi toutes les histoires que j’imaginais avec l’aide de poupées en papier (j’en avais une bonne douzaine) et de cartes à jouer dépareillées pour tracer, sur la grande table de la salle à manger (douze couverts au moins), les plans des lieux où mes figurines évoluaient ; et, un peu plus tard, celles dans lesquelles j’entraînais des bandes d’enfants fascinés par ces mondes de rêves. Sans parler d’écrits que je croyais secrets. Mais ma mère, fière comme une maman, les montra à mon insu, croyait-elle, à d’autres adultes et je les détruisis. Je mis des années avant de recommencer à écrire. Mais je continuais à « rêver », à m’inventer des histoires. Lors de la redoutable période de l’adolescence, je me mis à transformer en contes symboliques mes difficultés à vivre et affronter les épreuves. Cela m’aida beaucoup, et continue de m’aider.

Cependant je ne contais plus. J’avais renfermé cela à double tour en moi. Or, en 1975, lors de la création d’un biblioclub (bibliothèque associative) jeunesse, l’une de mes sœurs aînées, qui m’avait entendue à mon insu conter à mes camarades, me fit engager pour organiser un atelier théâtre (sept ans de formation) et « l’heure du conte ». Mémé devait bien rire, dans sa tombe.

Car maintenant, c’est moi qui racontait. Je racontais plusieurs fois par semaine dans le biblioclub, puis assez vite en professionnelle. Ma deuxième fille me suivait partout. Elle a entendu beaucoup de contes. Elle m’en réclamait même, parfois, et elle avait ses préférences. Quand nous étions en voiture, ma mère, qui nous accompagnait souvent, me disait :

  • Et si tu racontais une histoire à ta fille, pour l’occuper.

Et je racontais. Mais je ne saurais dire qui prenait le plus de plaisir à écouter, de la fille ou de sa grand-mère !

Ce qui est certain, c’est que, sans que je m’en rende compte, ce bain de langage fut particulièrement bénéfique à ma fille. Elle souffrait de problèmes cognitifs, notamment au niveau du langage. A cette époque, il n’existait pas de rééducation pour ce genre de troubles d’origine neurologique, disaient les médecins concernés. La cure de contes en tint lieu avec un certain succès.

Ce fut à peu près à ce moment-là, en 1981, qu’eut lieu la grande contée des retraités de L’Age d’Or au musée d’art moderne tout récemment créé de Beaubourg. L’année précédente, les chefs de files des « nouveaux conteurs » avaient accepté d’y raconter. Mais ils refusèrent de le faire une deuxième fois de façon bénévole. Le musée se tourna vers les bibliothécaires qui, manquant de temps, se tournèrent vers la nouvelle association de jeunes retraités (certains n’avaient que 55 ans) d’office qui se mirent au travail avec enthousiasme. Et leur talent, leur présence, leur solidité dans des conditions difficiles de va-et-vient, leur joie de vivre, emportèrent un franc succès. Tous les conteurs furent frappés par la relation qui s’établissait naturellement entre les retraités et le public, enfants comme adultes. Depuis, l’atelier du conte de l’Age d’Or continue. C’est le seul atelier inter-âge de cette association. Et les enfants qui y ont goûté en garde généralement un souvenir charmé. Certes, il arrive, quelquefois, que le « métier » soit un peu moins présent que chez les conteurs professionnels. Mais l’alchimie se fait.

Comme conteuse, on me demanda souvent d’amener des enfants à inventer, écrire ou raconter lors d’ateliers scolaires. Je ne peux oublier notre joie, avec l’enseignante, quand un enfant se mettait à conter, notre jubilation devant les trouvailles, les preuves d’un talent naissant. Certaines histoires nous ont bouleversées. Et je me rappelle encore avec émotion ce jeune garçon venu de Côte d’Ivoire, trop grand, en échec partiel, affligé d’un bégaiement gênant et d’un très fort accent, qui racontait si bien que le silence se faisait autour de lui et que, dans la cour de récréation, les enfants avaient pris l’habitude de venir l’écouter conter. Il avait « entendu », chez lui. Et cela se ressentait. J’ai repris un conte d’Alain, que je dis toujours, en citant ma source, « La belle-mère ogresse ».

Et lors des « journées du conte de la bibliothèque de Beaugrenelle » (Paris 15°) où, depuis plus de vingt ans, ont lieu, fin novembre, des partages de contes, professionnels et amateurs confondus, conteurs confirmés et débutants mêlés, nous avons souvent vus, avec une émotion partagée par tous les assistants, des enfants se lancer à conter, parfois avec déjà une véritable compétence.

Le mélange des âges, dans un public, représente d’ailleurs, pour un conteur, au-delà de la frustration de ne pouvoir dire certains récits lassant pour les petits, au-delà de la gêne que peut représenter une certaine agitation des plus jeunes, le subtil et jubilatoire plaisir de raconter « à plusieurs niveaux ». Quand les enfants se réjouissent, les parents et encore plus les grands-parents s’amusent à déguster leur joie, leurs découvertes de petits. Et quand le conteur adresse une remarque facétieuse aux plus grands, les plus jeunes entendent, sans comprendre ces sous-entendus entre adultes, mais les écoutent, les reçoivent. Certains s’en souviendront peut-être, plus tard. J’ajoute que les regards malicieux et initiés de personnes qu’aujourd’hui on qualifie à de Papy et Mamy (Papy et Mamie, pour moi, comme pour mes petites-filles, sont les diminutifs affectueux de Papa et Maman) m’ont souvent été de précieux et merveilleux soutiens lors de contées.

Aujourd’hui, quand j’entends mes petits-enfants me dire avec une avidité que je reconnais bien :

  • Bonne-maman, raconte-moi une histoire !

je souris. Merci, Mémé.

Et quand l’aînée de mes petites-filles me demande, sur les conseils de sa maman, notre fille, très consciente de l’importance des liens entre petits-enfants et grands-parents, de l’aider pour l’orthographe ou la compréhension de l’Odyssée, l’ombre de ma grand-mère plane doucement autour de nous. Et, tout comme j’ai appris de ma grand-mère les notes sur le piano, ma petite-fille tête dure apprend les règles de conjugaison quand elle y était restée systématiquement rétive.

Aussi, quand ma mère commença à perdre la tête et de retrouva dans un de ces établissements pas très réjouissants, j’ai emmené avec moi mon petit-fils âgé alors de deux ans. L’enfant n’était nullement affecté par les situations de handicaps graves qu’il voyait. Et les regards les plus vides se sont soudain éclairés. Et lorsque je revenais, je voyais que l’on regardait derrière moi si le petit suivait. Pas de conte, cette fois. Mais cette anecdote en est un à elle toute seule.

 

Comme le disaient les conteurs irlandais :

Prends et que celui qui reçoit ce conte l’enrichisse.

Ecrit le 23 07 2011 - 

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