LES HABITS GOURMANDS - Contes pour Monique et Pierre - N°23
LES HABITS GOURMANDS
Il était une fois, en Turquie, un pauvre homme qui s’appelait Nasrudin. Tout le monde le croyait idiot mais l’était-il vraiment ? A vous d’en décider !
Ce jour-là, le sultan mariait sa fille et, selon la coutume, il avait invité tout le monde au banquet de la noce.
Nasrudin, qui avait toujours l’estomac dans les talons, s’est bien sûr précipité vers le palais. Et, pour la première fois de sa vie, il s’est retrouvé dans la salle du trône, face au sultan, le Soleil des Soleils.
Evidemment Nasrudin n’était pas très bien habillé : ses vêtements étaient usés, pleins de trous et pas très propres, lui non plus d’ailleurs. Il a donc été placé dans un coin au fond de la salle.
Et Nasrudin a vu passer et repasser des quantités de plats mais aucun n’est parvenu jusqu’à lui et il s’est dit :
- Si ça continue comme ça, je n’aurai que les odeurs et les restes à
manger !
Il est sorti du palais et il est allé voir plusieurs de ses voisins.
Au premier, il a demandé de lui prêter un beau turban blanc bien propre ; au second, une robe d’un jaune éclatant ; au troisième, un splendide manteau, au quatrième, des babouches en soie brodée.
Ensuite Nasrudin est allé aux bains publics se faire poncer, épiler, nettoyer… puis chez le barbier. Et il a revêtu les magnifiques habits empruntés à ses voisins.
Quand Nasrudin s’est présenté à la porte du palais, il n’a pas dit un seul mot. Il semblait être quelque ambassadeur étranger. On l’a donc fait entrer avec tous les honneurs dus à sa condition et on l’a placé à la droite du sultan.
Au cours du festin, Nasrudin qui, cette fois, avait droit aux meilleurs morceaux, s’est mis à faire des gestes étranges. Il a donné à manger quelques miettes du gâteau échevelé* à son turban. Il a versé du vin dans les poches de son manteau. Il a barbouillé sa robe de riz au safran. Et, sous les yeux ébahis de toute l’assistance, il a offert des morceaux d’agneau rôti à ses babouches.
Au comble de l’étonnement, le sultan a fini par lui demander :
- Mais, noble étranger, est-ce la coutume dans ton pays de donner
à manger à ses vêtements ?
- Quand je suis venu vêtu de mes vieux habits déchirés, les plats
n’arrivaient pas jusqu’à moi, répondit le Hodja**. Maintenant que
je porte de beaux vêtements, les meilleurs plats me sont
présentés. J’en conclus donc que c’est à mes habits que la
nourriture est offerte et je leur en donne leur part.
Illustration : Nasreddine de dos, avec son beau manteau, mais dont les revers présentent des rapiéçages. En noir et blanc
NOTES
* gâteau échevelé : un gâteau au miel raffiné de Turquie
** le hodja : titre donné aux enseignants coraniques ou plus généralement aux enseignants en Turquie. Appellation habituelle de Nasrudin, ou Nasreddine, ou Nasr Eddin Hodja.