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Le blog d'Hélène Loup
30 janvier 2011

"Le psautier" l'un des 64 contes coquins de Jean de La Fontaine

Le Psautier

Jean de La Fontaine 

Contes – 1674 (Conte 8 - Livre 4)

Inspiré à l’auteur par la nouvelle du même nom (9ème journée – 2ème nouvelle, contée par Elisa) publiée par l’italien Boccace entre 1349 et 1353 dans le Décaméron

Nonnes souffrez pour la dernière fois

Qu’en ce recueil, malgré moi je vous place.

…[16 vers]

Si vous teniez toujours votre bréviaire,

Vous n’auriez rien à démêler ici ;

…[2 vers]

Dans un couvent de nonnes fréquentait

Un jouvenceau, friand, comme on peut croire,

De ces oiseaux. Telle pourtant prenait

Goût à le voir, et des yeux le couvait,

Lui souriait, faisait la complaisante,

Et se disait sa très-humble servante,

Qui, pour, cela d’un seul point n’avançait.

Le conte dit que léans* il n’était

Vieille ni jeune à qui le personnage

Ne fit songer quelque chose à part soi ;

Soupirs trottaient : bien voyait le pourquoi,

Sans qu’il s’en mît en peine davantage.

Sœur Isabeau, seule, pour son usage

Eut le galant : elle le méritait,

Douce d’humeur, gentille de corsage,

Et n’en étant qu’à son apprentissage,

Belle de plus. Ainsi on l’enviait

Pour deux raisons : son amant et ses charmes.

Dans ses amours chacune l’épiait :

Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes.

Tant et si bien l’épièrent les sœurs

Qu’une nuit sombre et propre à ces douceurs

Dont on confie aux ombres le mystère,

En sa cellule on ouït certains mots,

Certaine voix, enfin certains propos

Qui n’étaient pas sans doute en son bréviaire.

« C’est le galant, ce dit-on ; il est pris. »

Et de courir ; l’alarme est aux esprits ;

L’essaim frémit ; sentinelle se pose.

On va conter en triomphe la chose

A mère abbesse ; et heurtant à grands coups

On lui cria : « Madame, levez-vous ;

Sœur Isabelle a dans sa chambre un homme. »

Vous noterez que madame n’était

En oraison, ni ne prenait son somme ;

Trop bien alors dans son lit elle avait

Messire Jean, curé du voisinage.

Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,

Elle se lève en hâte étourdiment,

Cherche son voile ; et malheureusement

Dessous sa main tombe du personnage

Le haut-de-chausse, assez bien ressemblant,

Pendant la nuit, quand on n’est éclairée,

A certain voile aux nonnes familier,

Nommé pour lors entre elles leur psautier.

La voilà donc de grègues** affublée.

Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,

Et s’étant fait raconter derechef

Tout le catus***, elle dit irritée :

« Voyez un peu la petite effrontée

Fille du diable, et qui nous gâtera

Notre couvent ! Si Dieu plaît, ne fera ;

S’il plaît à Dieu, bon ordre s’y mettra :

Vous la verrez tantôt bien chapitrée. »

Chapitre donc, puisque chapitre y a,

Fut assemblé. Mère abbesse entourée

De son sénat, fit venir Isabeau,

Qui s’arrosait de pleurs tout le visage,

Se souvenant qu’un maudit jouvenceau

Venait d’en faire un différent usage.

« Quoi ! dit l’abbesse, un homme dans ce lieu !

Un tel scandale en la maison de Dieu !

N’êtes-vous point morte de honte encore ?

Qui nous a fait recevoir parmi nous

Cette voirie**** ? Isabeau, savez-vous,

(Car désormais qu’ici l’on vous honore

Du nom de sœur, ne le prétendez pas),

Savez-vous, dis-je, à quoi, dans un tel cas,

Notre institut condamne une méchante ?

Vous l’apprendrez devant qu’il soit demain.

Parlez, parlez ! » Lors la pauvre nonnain,

Qui jusque-là, confuse et repentante,

N’osait branler, et la vue abaissoit******,

Lève les yeux, par bonheur aperçoit

Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande,

Par un effet d’émotion trop grande,

N’avait pris garde, ainsi qu’on voit souvent.

Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant

S’en aperçut. Aussitôt la pauvrette

Reprend courage, et dit tout doucement :

« Votre psautier a ne sais quoi qui pend ;

Raccommodez-le. » Or, c’était l’aiguillette :

Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.

D’ailleurs, ce voile avait beaucoup de l’air

D’un haut-de-chausse ; et la jeune nonnette,

Ayant l’idée encor fraîche des deux,

Ne s’y méprit : non pas que le messire

Eût chausse faite ainsi qu’un amoureux,

Mais à peu près ; cela devait suffire.

L’abbesse dit : « Elle ose encore rire !

Quelle insolence ! Un péché si honteux

Ne la rend pas plus humble et plus soumise !

Veut-elle point que l’on la canonise ?

Laissez mon voile, esprit de Lucifer ;

Songez, songez, petit tison d’enfer,

Comme on pourra raccommoder votre âme. »

Pas ne finit mère abbesse sa gamme

Sans sermonner et tempêter beaucoup.

Sœur Isabeau lui dit encore un coup :

« Raccommoder votre psautier, madame. »

Tout le troupeau se met à regarder :

Jeunes de rire, et vieilles de gronder.

La voix manquant à notre sermonneuse

Qui, de son troc bien fâchée et honteuse,

N’eut pas le mot à dire en ce moment,

L’essaim fit voir par son bourdonnement

Combien roulaient de diverses pensées

Dans les esprits. Enfin l’abbesse dit :

Devant qu’on eût tant de voix ramassées,

Il serait tard ; que chacune en son lit

S’aille remettre. A demain toutes choses.

Le lendemain ne fut tenu, pour cause,

Aucun chapitre ; et, le jour ensuivant,

Tout aussi peu. Les sages du couvent

Furent d’avis que l’on se devait taire ;

Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.

On n’en voulait à la pauvre Isabeau

Que par envie : ainsi, n’ayant pu faire

Qu’elle lâchât aux autres le morceau,

Chaque nonnain, faute de jouvenceau,

Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.

Les vieux amis reviennent de plus beau.

Par préciput***** à notre belle on laisse          

Le jeune fils, le pasteur à l’abbesse :

Et l’union alla jusques au point

Qu’on en prêtait à qui n’en avait point.

Léans* : dans ce lieu-là (où le narrateur ne se trouve pas), par opposition à céans qui signifie : dans ce lieu-ci (où se trouve le narrateur).

Grègues** : culottes au sens ancien du mot (pantalon d’homme aux jambes longues ou sous le genou) – Le haut-de-chausse est une culotte assez courte et plus large, qui se répand dès le XVIème siècle. Il est souvent retenu par un lacet aux bouts ferrés nommé : 'aiguillettes'.

Catus *** : le cas, le fait (ce mot appartient à notre ancienne langue romane).

Voirie**** : cet être immonde, digne d’être jeté à la voirie.

Préciput ***** : par droit acquis avant le partage de la communauté.

Abaissoit****** : jusque vers la fin du XVIIIéme siècle, la terminaison des 3 personnes du singulier et de la 3ème personne du pluriel de l’imparfait de l’indicatif s’écrivait –ois, -ois, -oit et –oient, et se prononçait ‘oué’ (et non ‘oua’).

  J’ai changé dans le conte toutes ces terminaisons en –ais, -ait ou -aient pour rendre ce texte ancien plus accessible aux jeunes lecteurs de notre époque, sauf pour le mot ‘abaissoit’, à cause de la rime avec le verbe ‘aperçoit’ qui termine le vers suivant.

  Mais j’ai, par respect pour le texte de La Fontaine, noté en légèrement plus clair le ‘o’ dans ‘abaissoit’, et tous les ‘a’ qui, dans le présent texte, ont remplacé les ‘o’ du texte original.

  La langue du XVIIéme siècle n’est pas évidente pour le lecteur du XXIéme siècle, surtout pour ceux qui sont nés après les années 50. En outre, les mœurs ont bien changés. Avoir un homme dans sa chambre ne paraît plus du tout « honteux » pour une jeune fille, bien au contraire. Cependant le « conte » garde sa saveur coquine. Il est agréable à dire.

  A noter : la facilité à versifier de Jean de La Fontaine, avec une césure régulière qui n’est pas au milieu du vers. Des rimes embrassées, croisées, alliées par deux ou trois tout au long des cent trente vers, ce qui est déjà une grande liberté pour l’époque, en un agencement presque toujours signifiant. Et une irrégularité surprenante, avec un pied de trop dans la première partie d’un vers, une irrégularité signifiante elle aussi. Les enjambements le sont également. Voir enfin les jeux de sonorité. Sans oublier la façon d’éviter les hiatus, notamment à propos du nom de la « jeune nonnain » (religieuse). Bonne relecture.

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